Le Soleil noir

du nihilisme marxiste à la musique sans nom, février 2021 — Le Soleil noir

Dans les rues ronronnaient sans cesse des voitures en tout genre, des vélos qui filaient comme des gazelles, quelquefois des autobus perdus entre une avenue bloquée et une autre, défrichant à la dernière minute des contrées étriquées pleines d’une gente affairée, des tramways qui sillonnaient d’archaïsmes des chaussées trop étroites envahies d’un labyrinthe de piétons costumés de corps de doctrines et d’utopies, le chantier frénétique d’un essaim d’abeilles. Partout la ville, le tintamarre des avertisseurs et des trompes qui n’avertissent plus, la jungle des pneus, des rails, le rodage aigu des freins, le battement des bottillons et des écrase-merde.

Mais ce matin-là, c’était en mai 2011, tout était calme, il y avait le vrai silence, aucune fausse frayeur, aucun mouvement, aucune foule, personne. Le printemps s’épuisait, l’école, la sociologie du préfabriqué, allait bientôt dormir les vacances. C’était samedi matin et tout le monde dormait, sauf le petit Tony, le Calabrais qui préparait mon café allongé. J’étais à la table de la fenêtre, émerveillé des rues désertes bordées de voitures-synonymes.

Le café était une culture, une histoire de goût, une vision du monde. Ayant commencé sa vie en Éthiopie puis au Caffè Florian, c’est à mon palais qu’elle allait la consommer ce matin-là. Le silence des rues était le sujet d’une perpétuelle méditation que mes lèvres de citadin maintenant torréfiées voulaient absolument raconter.

Au coin, de l’autre côté de la rue somnolente, une grande figure apparut soudain. Le soleil naissant me laissait l’éplucher du regard. Râblé, l’homme semblait athlétique et plutôt jeune. Il avançait lentement, un pas bourru suivait l’autre avec maladresse, comme s’il retenait une féroce envie de faire ses besoins. Par étapes, à pas comptés, on devinait des cicatrices ou des brûlures au visage et le long des bras. Mais quelques pas de plus et des tatouages monstrueux ressortaient plutôt de la netteté grandissante de l’image, un marquage polychrome immanquable dont il s’était cousu les bras et le visage, des images de mort et d’obscénité qui inspiraient une certaine crainte, du moins une méfiance inconfortable. Il avait le physique imposant, une taille assez corpulente pour soutenir une frappe, l’air menaçant, la lourde démarche révoltée prête à attaquer n’importe qui sur son passage. Il était la loi dans la solitude du trottoir ce matin-là, sa propre beauté, son juge ad hoc et la terreur des autres — il n’y avait personne. Aurait-on pu définir son apparence, elle n’inspirait nullement confiance, surtout avec les anneaux noirs qui perçaient ses oreilles, son nez et sa lèvre inférieure. Fallait-il définir l’apparence de quelqu’un selon le bonheur qu’elle procure ? Ce serait aller au-delà des mots. Mais si la beauté existait en fonction du bonheur qu’elle suscite, on ouvrirait la porte à un universel esthétique.

Il s’arrêta brusquement au feu. Pourquoi ? Intrigués, mes sourcils questionnèrent le geste. En y regardant de près, il y avait une main rouge qu’illuminait un panneau électrique et qui lui interdisait de traverser. Mais la rue était déserte. Soumission apparemment habituelle aussi étrange qu’inattendue. Il attendait. Voyait-il que les fruits de sa rébellion, tous ces tatouages insensés et cet air menaçant, n’étaient qu’une illusion à l’égard de lui-même ? Pourquoi se prêter à une telle obéissance civique ? Où donc était sa personne, sa véritable individualité, la figure de sa volonté et de son esprit (il n’y avait personne, les rues étaient désertes) ? Pourquoi cette obéissance servile ? Puis un signal vert apparut et il reprit aussitôt son théâtre révolté dans une ronde de pas tout aussi farouche et téméraire. Il ne s’était pas arrêté, on l’y avait conditionné, il n’en avait déjà plus aucun souvenir. La dichotomie entre l’apparence et la vérité touchait les nues.

Quel spectacle étonnant ! Je ne pouvais croire la scène dont je venais d’être témoin, sans nullement chercher pour autant à me hisser au-dessus de quiconque. Je demeurais ni plus ni moins pétrifié, imprégné d’un étrange malaise devant une conduite aussi lamentable, disons-le, par le comportement d’un homme sans doute vaincu, d’un personnage anéanti, un personnage que la propagande du préfabriqué avait brisé, un personnage incapable de penser. J’étais violemment interpellé, comme si on eut cherché par tous les moyens à me faire rire sur quelque chose qui n’avait absolument rien de réjouissant ; la colère diabolique des partisans d’une fausse gaieté qui s’abattrait sur moi à la vue de ma perplexité était pénible à imaginer. Les gens ont cette capacité de croire en n’importe quoi. Ce marcheur solitaire avait conduit mes pensées vers le monde grandiloquent de la médiocrité, une fausse lumière, un « Soleil noir ». Son imaginaire avait été peuplé des gardes du corps de l’obéissance aveugle où toute rébellion est interprétée comme une menace, un crime de la pensée, une opinion psychiatrisée expressément comme une maladie mentale. Comment en est-on arrivé là, à cette abrogation de la force d’âme, pour se conformer, zombifié, à un panneau de signalisation de l’autorité publique dans un tel contexte ? Avait-on anéanti l’humanité ce matin-là ?

Le Son, le Silence et le demi-ton

Avec 4’33’’, œuvre en six pages pour « tout instrument ou toute forme d’instrumentation possible », l’expérimentateur John Cage avait détruit la musique d’expression traditionnelle, c’est-à-dire la musique écrite du « répertoire historique de l’Occident » (œuvres intentionnelles, de Pérotin, disons-nous, en passant par Beethoven, jusqu’à Strauss et feu Boulez), nourriture de tous les Conservatoires. En août 1952, un peu plus de dix ans après les massacres d’Auschwitz, point de repère morbide mais nécessaire, on disposa les pages de la partition sur le couvercle d’un piano, le pianiste le referma puis reposa ses mains. Chronomètre en main, il comptait les minutes réparties en trois mouvements sans rien jouer. Il rouvrit le couvercle à deux autres reprises durant les quatre minutes trente-trois secondes de « l’œuvre », un happening dirions-nous, alors que le public commençait à quitter la salle, « grommelant une exaspération de moins en moins silencieuse ».[1] Plus tard, Cage notera : « car [le silence] se dressait seul entre nous et l’expérience ».[2] Il avait questionné l’acte d’écrire, une lente psychanalyse de la conscience, puis l’ensevelit d’un coup, « fracassant l’atome musical ».[3] C’était la liberté dans l’acte d’écrire, de composer de la musique, la communication, ce qui caractérise l’être humain, qui avait été attaquée, comme celle du marcheur solitaire par la sociologie du préfabriqué. 4’33’’ fut l’abrogation de la force d’âme pour la conformité au vide où on ne peut plus rien dire, la fausse gaieté du « néant ». Qu’avait dit le marcheur autre que cela ? Avait-on anéanti la musique ce jour-là ?

En 1908, à travers ses propres revers personnels, le compositeur Arnold Schoenberg avait cherché sans le vouloir à redéfinir le bonheur à travers un marxisme musical sans le nommer en vidant la cadence classique de sa substance grâce à la similitude du demi-ton et de la parfaite égalité des nouvelles forces en présence. La musique tonale n’avait plus le droit de citer, c’est-à-dire que, des formidables balbutiements harmoniques de l’École de Notre-Dame au XIIIe siècle jusqu’aux cris de douleurs d’un Strauss devant Berlin en ruines à l’été 1945, on était soudain passé de pratiques courantes à « répertoire du passé ». Pour communiquer quelque chose d’important, on ne pouvait plus écrire de la musique tonale sans essuyer la moquerie d’une nouvelle caste de compositeurs sérieux issus et promus par une fausse idéologie tirée de la doctrine Truman et du Plan Marshall.[4] Comme Cage, ne faut-il plus écrire, sinon des intentions, pour être entendu ?

En réponse à l’héritage russe de l’époque, vue comme une agression culturelle, le Bureau of Educational and Cultural Affairs (BECA) avait implanté une philosophie politique et inductive ad hominem destinée à contrer l’influence de la Russie soviétique en Europe et en Amérique, car Lasky voyait la substance de la Guerre froide naissante justement comme « étant d’essence culturelle ».[5] Il s’agissait d’une campagne anti-communiste basée sur les notions éthérées de paix et de liberté où la libre divergence d’opinion définissait le principe de tolérance selon la loi d’Habeas corpus.[6] La directive NSC-68 (NSC-20/4) de la Sécurité nationale, déclassifiée par Kissinger en 1975, devint un des documents de référence de la Guerre froide et stipulait, outre le refus du contrôle de l’énergie nucléaire d’un côté et de l’autre, la supériorité de l’idée de liberté par le truchement de son application pratique à travers la guerre psychologique.[7] Il fallait persuader les intellectuels occidentaux de se dissocier des fronts communistes par le développement d’arguments allant dans la ligne de mire de l’Oncle Sam et destinés à des groupes de pression sous faux drapeaux non-gouvernementaux.

D’ailleurs, les particularités de l’aile culturelle et du portefeuille de fonds de recherche de la Central Intelligence Agency (CIA) avaient profondément influencé les tenants et les aboutissants des idées qui avaient été mises de l’avant à l’époque par de si nombreux compositeurs sélectionnés — ceux de l’école de Darmstadt, entre autres — et révélait une certaine ignorance de la réalité communiste de l’autre côté de l’Atlantique : « Je ne pouvais accepter l’attitude philosophico-communiste de si nombreux intellectuels américains et européens de l’Ouest », se plaignait Nabokov. « Ils étaient étrangement ignorants des réalités du communisme russe et ne réagissaient qu’aux tendances fascistes qui balayaient l’Europe à la veille de la grande dépression ».[8] C’était la dégénérescence américaine, décadence qu’avait déjà observée Faulkner,[9] une dégénérescence déterminée par une certaine complaisance à saveur impérialiste alors que le « monde civilisé » de l’après-guerre était en ruines.

En réalité, Nabokov, la CIA et le BECA n’ont ni vu ni compris que les expériences de musique atonale et le radicalisme de Darmstadt qu’ils promouvaient sans le savoir n’étaient qu’un matérialisme dialectique dans la représentation théorique du marxisme à l’échelle technique, une musique purgée de toute croyance religieuse ou d’énoncé métaphysique, une musique dirigiste aux techniques d’écriture a-musicales parfaitement opposée aux objectifs américains de l’époque. C’est précisément dans la promotion du demi-ton, mais non au sein de la mélodie d’essence tonale et historiquement informée, que les idées communistes si vaillamment combattues à l’échelle militaire et politique s’y retrouvaient concentrées avec toute la force des arguments mécanistes, entre autres élaborés à Darmstadt, suite aux idées originelles de Schoenberg quarante ans plus tôt. La volonté nationaliste d’améliorer puis d’ennoblir l’idée d’une culture yankee privée d’histoire allait consolider une vision communiste de la musique[10] dans les institutions américaines et européennes.

La liberté et la captivité

Le communisme comprend la société humaine à travers une forme matérielle en évolution et promeut l’uniformité entre l’esprit et la matière ; le transhumanisme semble être maintenant son plus cher désir, d’où la redéfinition de la liberté au sein d’un nouvel homme, notre marcheur solitaire, et d’une nouvelle musique, la fausse gaieté d’un néant atonal grâce à la similitude du demi-ton. Cette musique est soit une perpétuelle angoisse, soit de la non-information grâce à la liquéfaction des conventions anthropologiques.[11]

Le communisme embrasse la musique issue de la tradition occidentale dans la similitude du demi-ton et non dans la mélodie mahlérienne ou ravélienne, une musique où toutes les forces naturelles de l’harmonie classique cessent d’exister dans une chasse aux systèmes hiérarchiques générés par les propositions dodécaphoniques de Schoenberg dès 1908.[12] Pour Schoenberg, les douze demi-tons de l’échelle chromatique tempérée (les demi-tons au sein de la gamme) deviendront un même équivalent sans aucune différence entre eux, sans aucune appartenance à quelque accord privé que ce soit, sans prévalence fonctionnelle harmonique. Quel est le bonheur que procure l’écoute d’un Boulez ou d’un Cage, l’un adorateur, l’autre élève de Schoenberg, à l’exception peut-être d’une fascination morbide pour le paramètre en tant que nouvelle idée mélodique ?

Le communisme amène le ghetto social de la Covid où les forces humaines sont isolées à l’image des demi-tons schönbergiens dans un silence cagéien celui-là, où le public est tenu de cesser d’exister et doit avoir peur. Il faut absolument que le public ait peur, cette peur qui engendre toute l’armée des marcheurs solitaires. La Fontaine avançait déjà cet étrange propos il y 343 ans : « On apprend la tempérance aux chiens, [mais] et l’on ne peut l’apprendre aux hommes ».[13] Du reste, un des points de détail les plus effrayants de ce machiavélisme pathogène actuel n’est-il pas l’octroi d’un pouvoir de décision à des forces de police parfaitement candides et antipathiques capables des pires agressions dans un obscurantisme surnaturel ?

L’Occident masqué est devenu le silence de Cage. Que se passe-t-il ?

[1] John Cage, 4’33’’, John Cage centennial edition (Leipzig: Edition Peters № EP6777c, 1986), page titre.

[2] Robert Charles Clark, “Total Control and Chance in Musics: A Philosophical Analysis.” The Journal of Aesthetics and Art Criticism, Vol. 28, № 3 (1970): 355.

[3] David Schiff, “Unreconstructed Modernist,” The Atlantic (septembre 1995): 104.

[4] Doctrine définie de façon surprenante lors du 296e Harvard Commencement le 5 juin 1947 et moment critique pour le destin de l’Europe de l’après-guerre — Foreign Relations of the United States, Vol. 3, United States Government Printing Office, Washington, 1947 in Colleen Walsh, Birth of a peaceful Europe. Reproduit en partie dans le Harvard Gazette, 22 mai 2017. En France, René Leibowitz n’acceptait que la musique la plus radicale possible, i.e., celle qui rompait totalement avec le passé, alors que les cours d’été de l’académie de musique de Darmstadt, initiative du gouvernement militaire américain, étaient farcis de querelles et d’hostilité — National Archives and Records Administration, Records Relating to Monuments, Museums, Libraires, Archives, and Fine Arts of the Cultural Affairs Branch, OMGUS, 1946-49, M1921, Ardelia Hall Collection, dossier 62D-4, entrée 3104A.

[5] Giles Scott-Smith, A Radical Democratic Political Offensive: Melvin J. Lasky, Der Monat, and the Congress for Cultural Freedom. Journal of Contemporary History, Vol. 35 № 2 (2000): 263. La directive NSC-4 du Conseil de sécurité nationale de Truman contenait une annexe classée « top-secret » sur les opérations psychologiques secrètes en vue de la mise sur pied d’une politique américaine anti-communiste.

[6] Dans le droit anglais, l’Habeas corpus fut votée pour la première fois au XVIIe siècle par le Parlement anglais, garantissant la liberté individuelle et soustrayant l’individu à l’arbitraire de la détention par justification judiciaire.

[7] Déclassifié le 27 février 1975: A Report to the National Security Council – NSC 68. Truman Library Institute, National Archives.

[8] Nicolas Nabokov, Bagázh : Memoirs of a Russian Cosmopolitan. New York, Atheneum (1975): 233.

[9] William Faulkner, The Sound and the Fury. Cape & Smith, 1929 (Penguin Random House).

[10] Francis P. Ubertelli, La musique de la Bête. Strategika.fr, avril 2020 – en ligne sur https://strategika.fr/2020/06/03/la- musique-de-la-bete-deconstruction-artistique-a-travers-une-certaine-histoire.

[11] Lors du XIVe gala annuel des MTV Video Music Awards, en 1997, Marilyn Manson proclamait que « … nous ne serons plus opprimés par le fascisme de la chrétienté ni par le fascisme de la beauté » — Radio City Hall, New York, le 4 septembre. La véritable question qui saute alors à l’esprit est celle-ci : Y a-t-il une beauté autre que la beauté chrétienne qui soit possible sans avoir à sacrifier les conventions anthropologiques à l’origine de l’Occident ?

[12] Traité d’harmonie. Traduit et présenté par G. Gubisch. Paris, éditions Lattès, 1983.

[13] Jean de La Fontaine (1678), Le Chien qui porte à son cou le dîné de son Maître. Livre VIII. Les Fables de La Fontaine, Classiques France, Librairie Hachette (1940): 66.

La musique de la Bête

portrait historiciste, avril 2020 — La musique de la Bête

En 1516, dans l’Utopia, satire socio-politique de Thomas More, toute forme de gouvernement ne constitue qu’une « conspiration des riches » [1], lesquels, fortunés et prétendant à la tutelle administrative de la gestion publique, n’en ont que pour leurs propres privilèges. Henri VIII allait d’ailleurs lui donner raison lors de la coupure d’avec la papauté par l’Acte de suprématie de 1534,[2] coup d’orgueil insensé pour le cœur d’Anne Boleyn. Puis l’Église lui appartint.

Toute conspiration naît d’un contexte en faveur d’une cause. En cela, il est une déclaration politique. Que dire des Apôtres dans le quatrième chapitre du livre des Actes où chacun d’entre eux n’appelait rien de ce qu’ils possédaient comme leur appartenant ? Ne s’agissait-il pas de gestes qui rappelaient un certain collectivisme platonicien ? [3] C’était plutôt la négation de soi-même au profit du bien d’autrui, la « charité », la meilleure définition que la liberté n’ait jamais connue, qui triompha. Or, si le maître que l’un cherche à servir est l’homme — une femme dans le cas d’Henri VIII —, pourquoi la grandeur qui nous échut dès la conception, celle de l’Image de Dieu, s’abaisserait-elle ainsi alors qu’elle nourrit, insatiable, un goût naturel pour l’infini de l’au-delà ? Selon la morale issue de la Tradition de l’Église, c’est donc Dieu que l’homme rejette pour ainsi embrasser une fausse liberté (nécessairement), la plus éloignée possible de Celui « qu’on ne peut même pas penser qu’Il n’est pas ».[4]

En 1848, toujours en Angleterre, Karl Marx publie son Manifeste du Parti communiste et y observe que la société de son temps, le Manchester et les cantons du South Lancashire des années 1830-40, à travers la critique du capitalisme, n’est qu’une « histoire de luttes de classes ».[5] Dans le Manifeste, la bourgeoisie amena la révolution industrielle, bouleversa les instruments de production, créa d’énormes villes, des marchés mondiaux et la classe ouvrière prolétarienne, utile, quant à elle, aussi longtemps que « son travail accroît le capital ».[6] Un tel abus — la détérioration de la condition prolétarienne face à l’accroissement du capitalisme — pousse l’auteur à s’en prendre à la bourgeoisie, coupable de tous les maux, à la pointer du doigt, elle, inapte à gouverner la société. Il recommande ainsi l’abolition de la propriété privée et du droit d’héritage au profit d’une centralisation du crédit aux mains de l’État, en plus d’une éducation publique gratuite pour les enfants, pour glorifier le seul État-providence, nouvelle conspiration. Le cri de guerre pour la libération du prolétariat, suite à l’adoption du Poor Law Amendment Act de 1834,[7] devint alors le fer de lance contre « le meurtre social » [8] perpétré par la bourgeoisie ; une autre conspiration.

Ce désir de liberté devant la tyrannie industrielle (et bourgeoise ?) était naturellement justifiée mais amena la fièvre du syndicalisme (ce n’était pas l’Église qui pouvait procurer la liberté, Henri VIII l’avait chassée d’Angleterre trois cents ans auparavant), c’est-à-dire « l’unionisme » comme moyen de gestion collective des agences matérielles de production, alors que le communisme athée, son bras politique, n’était rien d’autre qu’une lutte contre la civilisation occidentale dans son désir de « déraciner les fondements de la société civile dans son ensemble ».[9]

Les événements historiques de cet article sont déterminés par les idées que ces derniers ont mis de l’avant, et non par la cogitation des rapports sociaux, comme si on voulait définir l’histoire de la Troisième République par l’affaire Dreyfus. Ils s’opposent ainsi au matérialisme historique de la conception de l’histoire qu’un certain Marx et Engels avaient justement proposé en 1845.

Ce communisme athée, avec ses idées anarcho-syndicalistes, n’était qu’une « fausse idée messianique, un pseudo-idéal de justice, d’égalité et de fraternité »,[10] car il ne considérait la société humaine qu’à travers une forme matérielle en évolution vers un univers sans classe populaire précise et, surtout, sans Dieu, le Dieu des Apôtres du livre des Actes, puisque le communisme promeut l’uniformité entre l’esprit et la matière, entre l’âme et le corps, un univers en faveur du « progrès » de l’humanité (matérialisme évolutionniste appelant Darwin à la rescousse). Il faut libérer la nouvelle société du dogme de Dieu, clamait-on, car Dieu est insupportable. Dieu est l’homme, oui, il faut que Dieu soit l’homme ! Le Dieu chrétien doit mourir.

En 1882, Nietzsche, ayant tenté de diriger l’humanité de la foi à la volonté (la force nihiliste contre la force destructrice de Marx), ayant conçu l’art comme fusion des pulsions artistiques apollinienne et dionysiaque, conclura par l’énoncé cosmique « Dieu est mort » [11] et scellera l’avènement dès lors possible d’un homme issu d’une humanité nouvelle, l’Übermensch, métaphore physique qui succédera à la réalité luthérienne et protestante de l’Amérique, nouvel eldorado communiste après la Russie. Mais l’Amérique sera néo-marxiste, quoique beaucoup plus tard (ou ne sera pas ?).

La musique, dans sa représentation des valeurs sociales et du changement qu’elle incarne chez l’homme, aura déjà réagi à ces bouleversements et se concertera autour du phénomène Schoenberg, financé par la nouvelle CIA de l’ère Truman,[12] pour se disloquer par la suite en de multiples tours d’ivoire académiques suivant divers courants esthético et politico-philosophiques. Elle apprivoisera un vaste public d’après-guerre en faveur des idées communistes sans le savoir, c’est-à-dire sans en manifester une connaissance parfaite, croyant que l’abandon de l’harmonie classique servirait les visées d’une expression enfin nouvelle, l’Übermensch, là-encore sans en être parfaitement conscient. Entre temps, la mise en avant excessive de la musique atonale avait été regrettée,[13] mais il était trop tard car le virus de l’avant-garde avait gagné autant les cœurs que les mœurs.

 

La musique atonale est la mise en sons des idées marxistes

En 1908, le compositeur Arnold Schoenberg avait écrit le quatrième mouvement de son second quatuor à cordes, la première musique atonale jamais écrite. Une telle œuvre, en raison de la prodigieuse technique d’écriture de l’auteur et d’une certaine reconnaissance qui l’accompagnait, suscita un déluge de questions et d’embarras. Pour les uns, c’était comme s’il fallait prêter une attention soudaine à un nouveau-né qui tapait sur le clavier d’un piano devant un public ahuri forcé d’applaudir ; pour les autres, un génie parfaitement incompréhensible qu’il fallait pourtant écouter.

Les idées et les principes philosophiques derrière l’œuvre — à moins qu’il ne s’agisse toujours d’un faux témoignage — proviennent d’une conception communiste de l’humanité (Marx) et d’une guerre syntaxique contre le sens commun, contre le « signifiant », c’est-à-dire contre tout ce qui est porteur de signification (Derrida pressenti). Puisque les membres du prolétariat ne connaissent pas la propriété privée, ils en effaceront toute appartenance pour que les classes elles-mêmes disparaissent.[14] L’individualisme se dissoudra au profit du collectif (il n’y aura plus de distinction, plus d’individualité permise). Pour la musique, les douze demi-tons de l’échelle chromatique tempérée (les demi-tons au sein de la gamme) deviendront un même équivalent sans aucune différence entre eux, sans aucune appartenance à quelque accord privé que ce soit, sans prévalence fonctionnelle harmonique. Inouï !

Une clé d’écoute populaire fut 2001, A Space Odyssey de Stanley Kubrick en 1968. Kubrick fabriqua des images hallucinogènes avec une précision fanatique, utilisant constamment la musique de György Ligeti comme commentaires planétaires sur « les états élémentaires de l’indifférenciation (le vide primordial) », [15] pour mettre à l’écran les idées cosmiques de Nietzsche, rendant justice, à cette époque, à la dissolution historique de l’Église lors du Concile Œcuménique Vatican II. Il mit au monde un nouveau messie nietzschéen avec un message ambigu d’espoir distordu, une allégeance dystopique aux machines et au Nouvel Ordre mondial à venir. Ce fut semble-t-il la voie où la musique atonale se prêtait le mieux : la peur, l’inconnu, l’horreur, la fascination morbide, le chant des damnés.

Iconoclasme sonore

La musique n’est qu’une collection de fréquences qui sympathisent les unes par rapport aux autres et suscite des mouvements dans l’âme. Depuis la Renaissance, une fois achevée l’émancipation du chant grégorien, elle s’articula de plus en plus autour du pôle tonal dominante-tonique (la dominante est naturellement attirée par la tonique où elle trouve son repos) jusqu’à la prédominance généralisée de l’harmonie classique au XVIIIe siècle. Cette prévalence historiquement informée a cessé avec Schoenberg en 1908. Il y eu alors ce métamorphisme cryptique d’une harmonie tonale vers une harmonie atonale. Cet effort graduel, dirais-je, dura 63 ans, jusqu’à la déclaration incendiaire de Boulez. La primauté du pôle tonal dominante-tonique perdit son influence aux mains de compositeurs maintenant désireux de reconstruire la musique, une nouvelle musique « libérée de la tyrannie de la tonalité classique » [16].

Les douze sons de la gamme devinrent soudainement égaux, sans différence entre eux. Par le truchement d’une structure syntactique algébrisée, chaque note cessa d’être compatible avec les forces de développement des pôles attractifs de l’harmonie classique et allait détruire toute appartenance aux propriétés harmoniques avant de se dissoudre au sein d’un collectif anonyme. Seul l’agogique, les couleurs et les dynamiques assureront une compréhension quelconque.

Le demi-ton sera le champ de vision du prolétaire, c’est-à-dire des autres demi-tons érigés en structures imperceptibles mais identiques, devenus inaccessibles à l’oreille moyenne. La conspiration la plus macabre ayant existé sera toujours celle de la réalité atonale élevée au rang de musique savante. Elle est le rideau de fer entre la beauté classique et l’abstraction de la laideur esthétique, l’héritage chrétien et sa destruction hypnotique.

 

John Cage et Pierre Boulez

La sécurité de la musique atonale est son déterminisme et la prédictibilité du matériau qui la constitue. Alors que la musique tonale suit la quête de la mélodie, de la micro-mélodie, du leitmotiv, de l’aria, de la variation harmonique ou de l’harmonie qui les accompagne, la musique atonale épouse une idéologie du désordre où la beauté classique est vue comme une opinion discordante, un anachronisme.

En 1952, avec 4’33’’, Cage pose les fondements dadaïstes d’une musique sans musiciens, reprenant en cela la destruction de l’homme par l’homme (la musique par l’absence codifiée de musiciens et du son noté), le même nihilisme infernal d’Auschwitz-Birkenau dix ans auparavant. Boulez déclarera dix-neuf ans plus tard que tout l’art du passé doit être détruit, « coupant la corde ombilicale rattachant le public au passé. »[17] Il n’y aura jamais de conventions artistiques construites autour du silence à moins que la musique ne soit faite d’une matière autre que le son. De même, il n’y aura jamais de conventions sociales construites autour de l’homme à moins que la société ne soit faite d’une matière autre que l’homme. L’anéantissement de la musique occidentale précède celui de la civilisation occidentale. C’est l’avant-dernière conspiration.

 

Le virus « chinois » et l’Occident néo-marxiste

Comme du chaos construit, l’actuelle pandémie a amené l’interdiction du travail et l’isolement forcé, la peur, l’inconnu, l’endettement, la faim ; soit la réduction de l’individualisme à la similitude… à un son abandonné et sans encadrement où l’absence de tout contexte forme une architecture supposément compréhensible. C’est la musique de la ruine de tous les droits, des institutions, des propriétés et de la société humaine elle-même, un silence cagéien où tous les musiciens ont été brutalement étranglés et ne peuvent plus produire de son, et dont les corps pourrissent depuis des mois sur une scène abandonnée en susurrant la musique misophone des nécrophores qui les grignotent.

Chaque individu est un demi-ton sans intérêt au sein du collectif, quoiqu’individuellement surveillé. Mais dès qu’il se démarque, on l’anéantit. Paradoxe effrayant ! C’est la Bête qui chante la nouvelle servitude de l’homme moderne, encore inconscient des libertés sensationnelles dont il jouit depuis la Seconde Guerre et qui maintenant s’estompent au point de se dissoudre dans un nouveau collectif sous écoute, l’ultime conspiration.

L’individualité est donc nécessaire pour combattre le collectivisme, pour contredire la Bête.

[1] Thomas More, L’Utopie. Traduit par J. Le Blond (Paris, Gallimard, 2012): 380.

[2] Bernard Bourdin, La genèse théologico-politique de l’État moderne. Paris, Presses universitaires de France, 2004: 21.

[3] Dans la République, Platon décrit un idéal du partage des richesses, le Commonwealth, où il y aurait une communauté de propriétés, de repas et de femmes. L’État contrôlerait l’éducation, le mariage, les naissances, l’occupation des citoyens et la distribution des biens. Cet idéal respecterait la parfaite égalité des conditions et des carrières de tout citoyen des deux sexes. Or, le but de Platon était le bien-être individuel, pas l’agrandissement de l’État. En 1822, Charles Fourier, dans son Traité de l’association domestique-agricole, ira jusqu’à proposer un salaire minimal garanti en lien avec des moyens d’existence confortable.

[4] Anselme de Cantorbéry, Proslogion. Chapitre III, Qu’on ne peut penser qu’Il n’est pas. Traduit par B. Pautrat, Paris, GF Flammarion, 1993: 43.

[5] Dès la toute première phrase du premier chapitre, Les bourgeois et les prolétaires.

[6] Au deuxième chapitre, Les prolétaires et les communistes.

[7] George R. Boyer, « Poor Relief, Informal Assistance, and Short Time during the Lancashire Cotton Famine ». Explorations in Economic History № 34 (1997): 56.

[8] Expression choc de Friedrich Engels dans son ouvrage La Situation de la classe ouvrière en Angleterre de 1844. Traduit par G. Badia et J. Frédéric (Paris: Éditions sociales, 1960): 101. L’idéologie communiste n’aurait pas été possible sans lui.

[9] Pape Léon XIII, Lettre encyclique Quod. Apostolici muneris du 28 décembre 1878 (Acta Leonis XIII, vol. I): 46, poursuivant en cela la condamnation de Pie IX dans Qui pluribus, où « une telle doctrine serait la ruine complète de tous les droits, des institutions, des propriétés et de la société humaine elle-même ».

[10] Pie XI, Encyclique Divini redemptoris § 8, 19 mars 1937.

[11] Friedrich Nietzsche, Le Gai savoir. Livre III, Aphorisme 108, Luttes nouvelles. Traduit par A. Vialatte (Paris: Gallimard, 1950): 152. Dans le livre V, l’Aphorisme 343, Notre gaieté, confirme que la foi dans le Dieu chrétien a été amputée de sa plausibilité. La “Mort de Dieu” signifie la mort du suprasensible et le rejet unilatéral des idées sur lesquelles la civilisation chrétienne a vécu. La mort de Dieu est la condition de la libération de l’homme. Une telle mort marqua le début du nihilisme. Le signe de l’homme nouveau, le surhomme qui sera en mesure d’établir de nouvelles valeurs remplaçant « les vieilles », est inséparable de la Mort de Dieu.

[12] Amy Beal, “Negotiating Cultural Allies: American Music in Darmstadt, 1946-1956,” Journal of the American Musicological Society 53, № 1 (Printemps 2000): 105-39.

[13] Microfilm 1949, Records of the Monuments, Fine Arts, and Archives Section (MFAA) of the Reparations and Restitution Branch, OMGUS, 1945–1951 [RG 260, 43 rolls]. National Archives and Records Administration, Washington DC, 2008.

[14] Philippe Chenaux, Humanisme intégral (1936) de Jacques Maritain (Paris: Éditions du Cerf, 2006): 44.

[15] David W. Patterson, “Music, Structure and Metaphor in Stanley Kubrick’s 2001: A Space Odyssey,” American Music 22, № 3 (Automne 2004): 449. La musique de Ligeti consiste en successions de contrepoints atonaux superposés.

[16] Pierre Boulez et ses propos incendiaires, in Jean-Jacques Nattiez, éd., Orientations. Écrits, Pierre Boulez. Traduit par Martin Cooper (Cambridge: Harvard University Press, 1986): 481.

[17] En 1971, in Jean-Jacques Nattiez, éd., Orientations. Écrits, Pierre Boulez, ibid.

The Inability to Create: Donatoni and Cage

Excerpt from my doctoral research paper.

FRANCO DONATONI was born in Verona on June 9, 1927. At that time, Benito Mussolini’s National Fascist Party ruled the Kingdom of Italy, following the March of Rome.[1] Donatoni grew up during the Italian irredentism, when the national goal was to promote the unification of geographic areas still retained by the Austrian Empire after the War of Independence in 1866.[2]While Europe was emerging from the ashes of World War II, rediscovering Schoenberg’s second string quartet and becoming accustomed to its place under the new nuclear forces — Russia, the United States, England and France — Donatoni was in Rome, studying composition with Ildebrando Pizzetti at the Accademia Nazionale di Santa Cecilia, from which he graduated in 1953.[3] The Marshall Plan’s European Recovery Program lifted Europe from 1948 to 1952 under Harry S. Truman, sending a shockwave of reconstruction through England, France and West Germany,[4] which greatly benefited Italy because the United States feared that the country could become communist following the vote to abolish the monarchy and create the Republic.[5]Meanwhile, the transistor, invented by Bell Laboratories in 1947 and industrialized by Raytheon in the 1950s,[6] contributed to the development of the “manufacturers of culture” who would delimit music’s “market allocation,”[7] segmenting music into spheres such as “classical” and “popular.” Yet Donatoni, like other composers with him and after him, wanted to escape from a strictly commercial conception of music and take into his hands the fate of a necessary “new music.”Franco Donatoni wrote music based in particular on Darmstadt’s International New Music Summer Courses, founded by Wolfgang Steinecke in 1947,[8] which he attended in 1954, 56, 58 and 61.[9] During these years, he was exposed to Pierre Boulez’s uncompromising ideas on modernism; Darmstadt taught modern music following Schoenberg’s ideas of 1908, along with Webern and Varèse.

As war acts on politics in that it has the capacity to reconfigure social relations, the start of the identification processes of those engaged in armed conflicts through creation or mobilization of musical works and musical practices, the sublimation of suffering prompted by conflicts, Christian von Ehrenfels’ “Gestalt psychology,”[10] and the technological advancement of communication are all key to understanding the reasons behind the necessity for a new music following World War II, with Nazism being the consequence of the “untenable metaphysical philosophies and ideologies upon which Romanticism was founded.”[11]

Besides Franz Liszt’s Bagatelle sans tonalité, written in 1885,[12] and Abel Decaux’s Scriabinian Clairs de lune, written between 1900 and 1903,[13] a diachronic enigma is Arnold Schoenberg’s fourth movement of the second string quartet, Op. 10, “Entrückung,”[14] and Drei Klavierstücke, Op. 11,[15] both written in 1908, as to why a subjective exhaustion of the expressive tonal chromaticism — since aesthetic evidence seems to point in that direction — would lead to a harmonic relativism identifiable as “atonalism.”[16] Are Schoenberg’s complaint that “the illegitimacy of a triad chord that claims dominance over all the others”[17] and these two 1908 works a natural reaction to the exhaustion of chromatic harmony, as Webern later pointed out,[18] or perhaps a revolt against Karl Marx’s 1848 Communist Manifesto?[19] The Kishinev pogroms between 1903 and 1906?[20] The San Francisco earthquake of April 1906?[21] Mathilde Schoenberg’s affair with Richard Gerstl in 1908 (most probably)?[22]

“The dictum that every composer must create an individual style to establish credentials as Artist is so widely taken for granted in the modern world that it is worth emphasizing how recently the Western community has demanded this kind of originality.” [23]

 Friedrich Nietzsche’s criticism of modernism established a striking parallel between the shift to atonalism and the Dionysian experience of looking into the abyss:

“Who gave us the sponge to wipe away the horizon? What were we doing when we unchained this earth from its sun?” [24]

What Schoenberg did was the first radical experience of atonal music in history. It overwhelmed the listening parameters and redesigned the tonal music geometries. For the first time ever, a composer could be the supreme author of his own structural grammar, “making up the rules as we go.”[25]

But why did this first radical experience take place to begin with? Why such a compositional methodology, replacing tonality with a new system of his own making? Because of the need for a logical analysis of language following the growing globalization of communications, new socio-economic developments and the unification of science going beyond metaphysics, in which statements would remain clearer, universal and more accessible. Because Schoenberg asserted that:

“The logic of the artwork embodies and expresses its own value, defining a structural listening as a concrete attempt of unfolding logic which could vouch for the value of the music itself.” [26]

“The appreciation of art is accessible only to those whose artistic and ethical culture is on a high level.”[27] Schoenberg’s apparent confusion regarding musical expression allowed him to convey atonal musical ideas which were able to embrace atonalism, in that a “germinal conception of a musical work is indescribable in language.”[28] He conceived music as a form of “logic” that is subject to constraints imposed by the laws of sound (“the requirements of the material”), and the laws of cognition (“the demands of the subject”).[29]

It was Gottlob Frege (1848–1925) in his Begriffsschrift of 1879,[30] who may have triggered Schoenberg’s experience of atonal music, along with the early writings of Ludwig Wittgenstein (1889–1951).[31] His symbolic conception of logic replaced Aristotelian syllogistics, rewritten in symbolic form, in order to algebraize the syllogistic logic.[32] In Platonic realism, a structure exists with its properties independent of any systems that have that structure. In Aristotelian realism, a structure exists and is ontologically posterior to the system that instantiates it. Frege’s intentions were an axiomatized logic “purified” from clericalism and empiricism, which would redefine the complex relationships between the signified and the signifier. To that end, he adopted a functional-theoretical syntax and conceived logic as a language.

Schoenberg may not have read Frege’s Begriffsschrift, but he felt its strong influence in the Wiener Kreis, the “Vienna Circle,” led by Moritz Schlick[33] at the University of Vienna’s Mathematical Seminar, which he frequented.[34] In the meantime, Wittgenstein’s Tractatus came with the possibility of a theoretically “principled distinction” of an intelligible discourse compared to a nonsensical one, the “verifiability principle,”[35] placing the analysis of language at the center of philosophy, calling for the rise of what would become the Logical Positivism movement.[36]

“To understand a proposition is to know the outcome when it is true (it can therefore be understood without knowing if it is true).” [37]

 This neo-Kantian proposition, which constitutes a critique of language, was a key factor for Schoenberg regarding the relationship in formalism between theoretical music and mathematical modeling in music analysis. Schoenberg was looking for an epistemological shift from the triad chord dominance with the help of a new “universal” (stable immutable law) in his quest for harmonic relativism. Schoenberg would then rebuke Hugo Riemann’s Grundlageforschung (“foundational research”) hierarchy of the sonance as a universal[38] and replace it with new standards such as the “emancipation of the dissonance,” the equal status for consonance and dissonance, and the liberation of the dissonance from obligatory resolution to consonance, going back all the way to Protagorus of Abdera’s sophistic revolt against absolute standards.[39]

Wittgenstein imagined a conceptual framework that reduces language to its formal logical essentials, a prescription of the proper usage of language in order to circumscribe the limits within which things can, and cannot, be legitimately described and “said,” despite Kantian Proposition 6.421:

“It is clear that ethics cannot be expressed. Ethics is transcendental. (Ethics and aesthetics are one.)” [40]

 He proclaimed the aesthetic limits of discourse with all ethics and aesthetics pointing to the facts, drawing attention to things. Facts, for Schoenberg, were the liberation of dissonance from obligatory resolution to consonance, the chord complementarity where the second chord “receives” what is missing in the first, and the sovereignty of the series which provides for harmonic coherence. Words now name things from the world of experience, and the relationships between them are organized in a propositional grammar,[41] an “entelechy” — a being in itself, having its own end and perfection, “rhythm and harmonies created by visual forms and colors.”[42]

Equating Schoenberg’s writing technique to the logical tools of positivism[43] seems to make sense as the “elementary propositions” of a row, in a serial standpoint, like the “protocol sentences” of an inevitable axiomatic proposition, are an empiricism that seeks to reconstruct science (tonality), considering a single pitch as an irreducible unit of sensory data. It is precisely a “Machian empiricism,”[44] if such an adjectivization is possible, reconstructing music and its philosophy inside a system of logically inevitable propositions (the “protocol sentences” of what would become serialism). When Schoenberg joined the Wiener Kreis in 1922, the last adjustments of his dodecaphonic enterprise were already well advanced. He would reposition the coding of the musical expression, where the structured pitches would obey the laws of a series, where the Grundgestalt (“basic shape”) would become a twelve-tone row inside “developing variations.”[45] The question of language-directionality and gestural-signifier[46] would compose the grammar of the meaning, a syntax of the foundation of the sound expression.

If the idea is expressed in language and follows its rules, as well as the general rules of thought, then the expression of the musical idea is possible in only one way, through tones; and the idea obeys the rules of tones as well as corresponding approximately to the rules of thought.[47]

A later comparison between Schoenberg and Friedrich Nietzsche’s Übermensch (will to power) is found in Thomas Mann’s Doctor Faustus when the demon-possessed character Adrian Leverkühn, based on Nietzsche, attains fame for inventing twelve-tone music.[48] This diabolical comparison by such an acclaimed author constitutes a social refusal of the radical musical agenda of this new norm. The capacity to hear and tolerate an environment of sounds that did not exist before WWI was inconceivable, as if physical death itself had found a way into music because music was now confronted with a present that was no longer recognizable, a present in a nuclear world in which the scream of expressionism had fossilized in Auschwitz.

… it may have been wrong to say that after Auschwitz you could no longer write poems. But it is not wrong to raise the less cultural question whether after Auschwitz you can go on living — especially whether one who escaped by accident, one who by rights should have been killed, may go on living. His mere survival calls for the coldness, the basic principle of bourgeois subjectivity, without which there could have been no Auschwitz; this is the drastic guilt of him who was spared. By way of atonement he will be plagued by dreams such as that he is no longer living at all, that he was sent to the ovens in 1944 and his whole existence since has been imaginary, an emanation of the insane wish of a man killed twenty years earlier.[49]

Following the death of Richard Strauss in 1949, it is impossible to write music — music that is considered “serious” — without taking into consideration six new realities:

  1. Arnold Schoenberg;
  2. Hitler and Auschwitz;
  3. The nuclear bombings of Hiroshima and Nagasaki;
  4. John Cage’s 4’33”;
  5. Stanley Kubrick’s 2001: A Space Odyssey;
  6. The 9/11 attacks.

Franco Donatoni brilliantly competed with, overcame and answered the first five — yet the most difficult reality was himself.

References

[1] Gentile, Emilio (2012): E fu subito regime. Il fascismo e la Marcia su Roma. Bari, Laterza Editori.
[2] Rossi, Angelo (1968): The Rise of Italian Fascism, 1918-1922. Howard Fertig, 1st Edition, p. 47. Charles Upson Clark (1917): Italy’s Claim to Istria. The New York Times, December 21, 1917 – online at https://timesmachine.nytimes.com/timesmachine/1917/12/23/96282678.pdf.
[3] Enzo Restagno (1990): Un autobiografia dell’autore raccontata da Enzo Restagno. “Franco Donatoni,” Torino, EDT Musica, pp. 57-58.
[4] United States of America, 80th Congress, 2nd session, Chapter 169 (April 3, 1948), online at http://legisworks.org/congress/80/publaw-472.pdf.
[5] Baget Bozzo, Gianni (1974): Il partito cristiano al potere. La DC di De Gasperi et di Dossetti 1945-54. Firenze, Vallecchi.
[6] Goldstein, Harry (2003): The Irresistible Transistor, Spectrum Magazine № 40, online at https://spectrum.ieee.org/tech-history/silicon-revolution/the-irresistible-transistor.
[7] Baricco, Alessandro (1992): L’anima di Hegel e le mucche del Wisconsin, una riflessione su musica colta e modernità. Milano, Garzanti s.r.l., p. 7.
[8] Nono, Luigi (1962): In memoriam Wolfgang Steinecke, in Écrits. Geneva, Contrechamps, p. 122.
[9] Avantaggiato, Massimo (2014): Donatoni: a critical re-appraisal of Quartetto III. Proceedings of the Electroacoustic Music Studies Network Conference, Electroacoustic Music Beyond Performance. Berlin, June 2014, p. 2.
[10] Ehrenfels’ theory of form gives a signified structure to a system, resulting in a structured form. Looking at the stars is a visual stimulation that is easily organizable, e.g. into a constellation — the whole is different from the sum of its parts. Forms are transposable configurations through a plurality of situations — in Fisette, D., Fréchette, G. (2007): À l’école de Brentano, de Würzburg à Vienne. Paris, Brin, Collection Textes philosophiques, p. 82, and von Bertalanffy, Ludwig (1968): Théorie Générale des systèmes. Translated by Jean-Benoist Chabrol. Paris, Dunod (1973), Collection Idem.
[11] Neurath, M., Cohen, R. S., (1974): Otto Neurath: Empiricism and Sociology. Instructional Science, Vol. 3, №. 2, p. 201.
[12] The fourth Mephisto Waltz, “Bagatelle ohne Tonart,” hyper-chromatic and “omnitonic”— Fétis, François-Joseph (1832): Traité d’harmonie, Vol IV, which foresaw the division of the octave into twelve equal semitones and the dissolution of the scale; in Neubauer, John (2017): The Persistence of Voice: Instrumental Music and Romantic Orality. National Cultivation of Culture. Leyde, Brill, p. 175. Built around a G# diminished chord, the piece is devoid of any tonal center.
[13] Paris, Éditions S. Chapelier, 1913, S.C.118-121.
[14] Universal Edition, Wien, Study Score Series, UE № 3554300.
[15] Universal Edition, Wien, 1910, UE № 2992.
[16] Schaeffer, Pierre (1952): À la recherche d’une musique concrète. Paris, Seuil, p. 130.
[17] Schoenberg, Arnold (1910): Fonctions structurelles de l’harmonie, supplément au Traité d’Harmonie, édition révisée. Translation and commentaries by Bernard Floirat, Paris, Delatour France, p. 240.
[18] Webern, Anton (1932-33): Der Weg zur Neue Musik. Translated from German into French: Chemins vers la nouvelle musique. Paris, J.-C. Lattès, 1980.
[19] Winock, Michel (1992): Le socialisme en France et en Europe, XIXe-XXe siècle. Paris, Seuil, p. 45.
[20] Minczelesk, Henri (1999): Histoire générale du Bund, un mouvement révolutionnaire juif. Paris, Denoël, p. 95.
[21] The New York Times, April 6, 1906 – online at https://timesmachine.nytimes.com/timesmachine/1906/04/19/101775031.pdf.
[22] Stuckenschmidt, Hans Heinz (1993): Arnold Schoenberg, Étude de l’œuvre. Translated by Alain Poirier. Paris, Fayard, p. 93.
[23] Swain, Joseph P. (1997): Musical Languages. New York, Norton & Co., p. 121.
[24] The Parable of the Madman in Nietzsche, Friedrich (1882): Die fröhliche Wissenschaft. Translated by Walter Kaufmann: The Gay Science. New York, Vintage, 1974, Par. 125, p. 181.
[25] Thomson, William (1991): Schoenberg’s Error. Philadelphia, University of Pennsylvania Press, p. 118.
[26] Rosengard Subotnik, Rose (1996): Deconstructive Variations. London, University of Minnesota Press, p. 95.
[27] Schoenberg, Arnold (1950-51): Le style et l’idée. Translated by Christiane de Lisle. Paris, Buchet-Chastel, 1994, p. 369.
[28] Goehr, Alexander (1985): Schoenberg and Karl Kraus: The Idea behind the Music. Music Analysis, Vol. 4, No. 1/2, Special Issue: King’s College London Music Analysis Conference 1984 (Mar. – Jul., 1985), pp. 59-71.
[29] Lerdahl, Fred (1988): Generative Processes in Music: The Psychology of Performance, Improvisation, and Composition. Oxford, Clarendon Press, pp. 231–59.
[30] Frege, Gottlob (1879): Begriffsschrift, eine der arithmetischen nachgebildete Formelsprache des reinen Denkens. Translated by J.L. Austin: The Foundations of Arithmetic. A logico-mathematical enquiry into the concept of number. London, Basil Blackwell, 1950.
[31] Especially with the Logisch-Philosophische Abhandlung (1914). Translated by Gilles Gaston Granger (1972): Tractatus logico-philosophicus. Paris, Gallimard, collection Tel, 1993.
[32] Abeles, F.F., Fuller, M.E. (2016): Modern Logic 1850-1950, East and West. Switzerland, Birkhäuser, p. 13.
[33] The “Empirical observational sentences” of Friedrich Albert Moritz Schlick (1882–1936), Empirische Beobachtungssätz, stipulated, among other things, that one’s own experience is not certain, but that “consciousness is ultimately determinative for empirical claims,” showing that Schoenberg’s conscience could no longer draw from the tonal perspective and that an empirical claim toward a theoretical-analytical conception in which the words name things from the world of experience, and the relationships between them can be organized in a propositional grammar, would be acceptable. The form would be an a priori based on the rules of the language — in Livingston, Paul M. (2004): Philosophical History and the Problem of Consciousness. Cambridge University Press, p. 219.  Schlick’s critique of Emmanuel Kant’s symmetrical propositions on space and time, based on Albert Einstein’s new theory of relativity, gave Schoenberg a point of interpretation to criticize the immutability of the tonal architecture. As Schlick thought that Kant sought to make Newtonian mechanics an absolute truth by means of the transcendental forms of intuition and understanding, Einstein’s physical states of space and time were methods from the empirical natural sciences, synthetic propositions which are a posteriori, contrary to the a priori propositions of Newton as thought by Kant. Harmony was not immutable, but a collection of a posterioris, an understanding which became a realistic criticism.
[34] Feigl, Herbert (1968): The Wiener Kreis in America. Charles Warren Center for Studies in American History, Perspectives in American History, Vol II: Harvard University Press, pp. 630-673. Harrison, Thomas (1910): The Emancipation of Dissonance, University of California Press (1996), p. 68.
[35] Tractatus logico-philosophicus (1914), Propositions 3.1 and 4.25, pp. 41, 64.
[36] Bramann, Jorn K. (1985): Wittgenstein’s Tractatus and the Modern Arts. Rochester, Adler Publishing.
[37] Tractatus logico-philosophicus (1914), Proposition 4.024, p. 53.
[38] The “foundational research” was to investigate and formulate the natural laws for musical composition in coherent rules — in Riemann, Hugo (1899): L’Esthétique musicale. Translated by Georges Humbert. Paris, Félix Alcan (1906).
[39] Protagorus of Abdera (481-411 B.C.): A pre-Socratic agnostic, he already considered man as being “the measure of all things,” and taught that any discourse can give birth to any being. His revolt against any absolute was detailed in Eusebius of Caesarea’s critic in which Protagoras’ atheistic subjectivism was an attack on the Gospel; with Heracleitus of Ephesus’ (544-483 B.C.) doctrine of flux (referred to by Plato’s Cratylus, 402a), which stipulates that any universal flux and any identity of opposites (“transformational equivalent”) entail a denial of the “principle of non-contradiction” (that contradictory statements cannot both be true in the same sense and at the same time): “Heracleitus, I believe, says that all things go and nothing stays, and comparing existents to the flow of a river, he says you could not step twice into the same river.” It is the fact that the waters are always changing that there are rivers at all, pointing to this other fact that some changing things make possible the continued existence of other things, nurturing a future postmodern outlook in epistemology — in Eusebius of Caesarea (Eusebius Pamphili) (314): La Préparation évangélique, Livres XIV-XV, in Le Boulluec, Alain (1989): Revue de l’histoire des religions № 206-3. Paris, Presse universitaire de France, pp. 313-14, and Cassin, Barbara (2015): La rhétorique au miroir de la philosophie. Paris, Vrin, collection Histoire de la philosophie, pp. 69-91.
[40] Tractatus logico-philosophicus (1914), p. 110.
[41] Goehr, Alexander (1985): Schoenberg and Karl Kraus: The Idea Behind the Music. Music Analysis 4:1/2, pp. 59-71.
[42] Kandinsky, Wassily (1910): Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier. Translated from Russian by Philippe Sers (1989). Paris, Denöel, p. 112.
[43] Yourgrau, Palle (2005): A World Without Time. The Forgotten Legacy of Gödel and Einstein. Cambridge MA, Basic Books, pp. 54-55.
[44] Ernst Mach (1883): Die Mechanik in ihrer Entwicklung. Historisch-kritisch dargestellt, 1904. Translated by Émile Bertrand: La mécanique. Exposé historique et critique de son développement. Paris, Hermann, 1987.
[45] Schoenberg, Arnold (): Le Style et l’idée. Translated by Christiane de Lisle. Paris, Buchet-Chastel, 2002.
[46] Nattiez, Jean-Jacques (1987): Musicologie générale et sémiologie. Paris, Christian Bourgois.
[47] Rufer, Josef (1962): The Works of Arnold Schoenberg: a Catalogue of His Compositions, Writings and Paintings. Translated by Dika Newlin. London, Faber. In Gedanke Manuscript. Journal of the Arnold Schoenberg Institute, Vol. II, № 1, 1977, pp. 4-25.
[48] Mann, Thomas (1947): Le Docteur Faustus. Translated by Louise Servicen. Paris, Albin Michel, 1996.
[49] Adorno, Theodor W. (1966): Negative Dialektik. Suhrkamp Verlag, Frankfurt am Main. Translated by E.B. Ashton. London, Routledge, pp. 362-63.

Le Dernier Apocryphe, récit anagogique

Essay – Difficult and dense tale, quite short (101 well-thought-out pages), fideistic, the first of a series. The plot of the backstory is the attacks on the towers in New York that are followed by the upheaval of a symptomatic friendship.

Excerpt (translated from French) —

WHEN THE DESTRUCTION of the Twin Towers had struck dumb a global society as malleable as an emotional opinion, the character at the center of this strange tale took refuge in himself, faced with the relentless reality of collective ignorance.

The moment was certainly eloquent, a moment stemming from a prophetic staging in broad daylight for a better disaster. The buildings, in rows like barrels, had displayed a war pensioner’s outdated reverence, receiving the planes painted with distemper like a morality lesson following a day of debauchery with all the enviable silence that basic vigilance would have forestalled. The Third World War had officially begun: America had been kidnapped; its riches now had to satiate Lucifer’s soiled hands in his rape of the dignity of nations and common souls.

Registration of copyright: 4th trimester 2010, Éditions Bénévent, Nice, FRANCE, 2011 — ISBN 978-2-7563-2025-0 ; deposit: Bibliothèque nationale de France, catalogue général, monographie under notice NFRBNF42422927, 2011.

Le téléphone — variation:

J’y touchais presque et j’étouffais dans une souffrance rauque à m’étirer le bras, à m’y défaire l’épaule et son cartilage bourrelé pour l’atteindre à tout prix. Qui plus est, la coiffe des rotateurs allait déboîter les ligaments de mon épaule devenue adynamique dans une luxation atroce de contorsions téméraires et funestes : je cessai tout mouvement. Il fallait détirer la corde et s’y prendre autrement, mais les cordages ne le permettaient plus, car une des gorges du réa retenait le câble-toron pour des raisons aussi abstruses qu’anagogiques. J’étais frustré, décontenancé, si révolté d’avoir laissé le téléphone sur le parquet de chêne jadis si glorieux de l’appartement maintenant délabré, comme un combat contre tout, alors que la vie n’était qu’une rencontre, la faillite de soi, que je capitulai d’un coup et me rétractai dans ces toiles de cordes desquelles je devais d’abord extraire la barbaque ahurie et surdimensionnée qui supportait l’engourdissement semi-conscient de mon âme en cavale.

La vie était une rencontre, le rendez-vous de l’Amour qui rendait fou les hommes, les hommes à la recherche de ce qu’ils n’étaient pas, les hommes du monde des êtres travestis à l’univers des signes, devenus allergiques à l’ontologie thomiste, des hommes volontaristes courtisans de la déraison. Il fallait qu’ils tuent leurs semblables sans quoi les structures épistémiques de l’existence rejetteraient les oligarchies sataniques contemporaines dans le triomphe temporel de l’Amour.

Tel un foudroiement, la sonnerie retentit de plus belle, et le vacarme électrifia ma chair : tout le pelage de mon corps d’acrobate se mit au garde-à-vous alors qu’une puissante nausée me convulsa de contractures spastiques à rendre les tripes. Un frémissement frigorifuge, malgré les ruisseaux de sueur qui bavaient leur épanchement dans un dévolu forcé, convainquit un des nœuds de huit que j’avais tricoté il y a si longtemps me semblait-il, de fractionner deux des cordes statiques au niveau du torse : je basculai violemment de vingt centimètres plus bas dans un hennissement étouffé qui me réveilla d’un bond. Relevant la tête, à moins d’un mètre du sol, je connaissais maintenant le moment où le timbre allait retentir. Le téléphone était dans ma ligne de mire, j’allais le saisir, la force de mon regard en colère l’attirerait, la boîte aux clochettes cinglantes se mouvrait vers moi : concentré comme un chat aux aguets, jusqu’à l’hypnotisme, la pupille de l’œil prête à dévorer l’iris de mon regard vorace et crève-la-faim, le majeur et l’annulaire de ma main plantureuse allaient enfin saisir le combiné de l’émetteur lorsqu’un éclat de carillons, tel un foudroiement dernier cri, me fit sursauter encore une fois dans un haut-le-corps cette fois qui bouscula l’équilibre de l’instant et dépouilla l’appareil de son inestimable combiné dans l’impact convulsif d’une échauffourée spontanée entre le téléphone et mes doigts déglingués.

J’allais répondre, j’allais finalement découvrir la célébrité planétaire qui se cachait dans ces décharges explosives, et voici que tout était à refaire, cet appel insensé qui bouleversait l’éther, l’hygrométrie de l’atmosphère, l’apaisement monacal des lieux malgré la tension perpétuelle des éléments, ma vie d’un instant ; oui ! j’allais répondre dans un recueillement où la prière m’éviterait peut-être de manquer l’appel de toute une vie. Gorgé d’une émulation nouvelle, j’ouvris la bouche et mugit ma présence, reprit mes esprits, étirai l’avant-bras, le poignet, les doigts, et mes yeux se plissaient comme des vieux papiers, mon arrière-bouche s’étriquait et maronnait des bruits de cornage, mon cou de cygne se resserrait et l’annulaire de la main gauche, asphyxié après tant d’élancements et d’amertume, caressa enfin la surface du téléphone, l’ongle corné balayant de sa kératine sulfurée l’amoncellement ténu de la pellicule poudreuse qui le recouvrait : « Oui ! Qui est à l’appareil ? criai-je au loin d’une voix déchirée, qui est à l’appareil ? »

J’avais les jambes toute chiffonnées après tant de retournements forcés et la douleur continue qu’elles projetaient à la gouverne de mon esprit tétanisait la spontanéité d’un zèle ardent qui m’eut sans doute donné de répondre avec plus d’élégance. J’étais sur le côté, le flanc droit de mes entrailles touchant presque au sol avec le bras retourné qui m’étranglait et poussait sur la saillie de mon larynx interloqué, et mon souffle-zéphyr chuintait à rebours des courants d’air oppressés. Les tripes de mon cerveau d’alpiniste suffoquaient la consomption pressante d’un manque d’air, et mon esprit chavirait dans les vertiges hypnotiques d’une oppression anoxique. Il fallait que je réponde avant que ne s’enfonçât dans les limbes d’une défaillance syncopée ma conscience encore alerte : j’étirai la main comme jamais, relevant l’avant-poignet sous l’action machinale de la raideur provoquée des doigts puis renflai le coude comme s’il fléchissait naturellement vers l’intérieur. La pression des contractions me rapprochait enfin du théâtral combiné chez lequel j’allais découvrir, au bout du compte, dans un tremblement cérémonieux de souffrances excessives, l’auteur hardi de cette perturbation névrotique sans précédent, connaître le despote visionnaire à l’origine de cette obscène bacchanale de bric-à-brac insensé dans le péril d’un empressement d’urgence et de voltiges d’acrobate et irraisonnées, je l’avoue. Qui était-ce ? Qui était le preux ventriloque acharné derrière cet arsenal d’acclamations frénétiques, l’animal homicide qui osait de sa présence manifeste et culottée abasourdir les cartels taciturnes de mon recueillement claustral ?